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Rodolphe Krawczyk
40 ans d'expérience dans l'industrie spatiale
Rodolphe Krawczyk travaille depuis 40 ans dans l'industrie spatiale. Il a piloté plusieurs projets pour l'Agence Spatiale Européenne et dirigé pendant dix ans le service des avant-projets instruments optiques pour satellite. Il est membre de plusieurs commissions d'amélioration des processus internes à sa société (management et gestion des risques).
beaucoup de grandes entreprises françaises s'est appuyée jusqu'à la fin du siècle dernier a cédé à une double pression: considéré comme dictatorial par les syndicats et ringard par les "jeunes loups", il a été détrôné par un management financier incarné entre autres par la série de PDG élus managers de l'année 20XX, chaque année envoyant "son" manager sur le podium. Et cela avec plus ou moins de succès, comme je l'ai relaté dans l'article "L'intelligence scolaire de nos élites" paru dans ce blog en juillet dernier…
Lorsque j'ai commencé à travailler dans le domaine du spatial, on m'a raconté que le précédent directeur avait coutume d'observer de son bureau le mouvement des pantographes des planches à dessin, et lorsqu'un pantographe restait un peu trop longtemps immobile, il se levait et s'approchait du technicien pour lui demander: "Il y a quelque chose qui vous arrête?"…. Tyrannique? Assurément… mais aussi tellement humain, et le directeur en question est resté dans la mémoire des "anciens" comme le père fondateur de notre activité spatiale: en dehors de ce côté autocratique, il était profondément humain, parce que c'était "sa boîte"…
Avant de m'engager dans le spatial, j'avais fait mon stage de dernière année d'école d'ingénieur au bureau d'études des avions Marcel Dassault à Saint-Cloud: dans le box où je travaillais avec mon binôme, j'avais sympathisé avec un jeune (brillant) polytechnicien qui m'avait informé, un soir, qu'il venait de recevoir un chèque de 800F (en 1977…) directement de la part de Monsieur Marcel Dassault parce qu'il avait particulièrement bien travaillé…
Ces anecdotes ne pourraient plus avoir cours de nos jours: elles ne seraient pas compatibles avec le formatage de nos grandes entreprises, désormais très inspiré des modèles américains . Et rien ne laisse espérer que la tendance va s'infléchir, et encore moins s'inverser.
Et pourtant... Si le paternalisme a si bien fonctionné en France au cours du 20° siècle, c'est qu'il est en cohérence totale avec notre culture: le colbertisme et la centralisation, malgré leurs défauts, avaient fait de la France une nation industrielle de premier plan. Il n'aura fallu que deux à trois décennies pour démolir ce système au profit d'un modèle anglo-saxon qui n'en finit plus de montrer ses limites au travers des différentes crises économiques que nous rencontrons avec une périodicité devenue inférieure à la décennie, et qui nous grève d'autant plus qu'il n'est manifestement pas adapté à notre culture. Le paternalisme, c'est un peu la féodalité dans ses côtés positifs (j'avais attaqué ses côtés négatifs dans l'article "La féodalité dans les projets complexes" paru dans ce blog en juin dernier… mais chacun sait que rien n'est jamais tout blanc ou tout noir…): de même que le seigneur possédait des terres et des serfs, le patron "paternel" possédait son entreprise et ses employés… L'image est caricaturale, mais un patron pour qui son entreprise compte parce que c'est finalement "sa boîte" (même s'il ne la pas forcément créée lui-même) a certainement une "éthique", qu'on retrouve d'ailleurs chez les patrons de PME (malgré quelques exceptions notoires qui ont fait la une, mais qui restent cependant assez rares, fort heureusement).
Dans un de ses ouvrages, Jacques Pateau, expert de l'interculturel que j'ai nommé plusieurs fois dans mes articles, expliquait que le Français, bien que très enclin à tout faire pour ne pas obéir aux ordres de sa hiérarchie, était paradoxalement, parmi les autres Européens, l'un des plus demandeurs d'avoir un chef: certes, il est confortable de déléguer sa responsabilité au niveau supérieur, mais je ne crois pas que ce soit le seul facteur. Car en même temps que les patrons "paternels" ont été remplacés par des financiers souvent "parachutés" dans le seul but de faire "grimper l'action", la déshumanisation des relations a battu son plein, avec les conséquences que l'on connaît, souvent combattues, mais rarement avec succès: il ne suffit pas d'avoir un chef, encore faut-il qu'il soit "accessible", et le paternalisme avait justement instauré des rapports directs (donc humains) à tous les niveaux de la chaîne hiérarchique; c'est ce qui m'avait frappé chez Dassault lors de mon stage.
Faut-il alors s'étonner que, parmi les grandes entreprises françaises, celles où le paternalisme n'a pas complètement disparu restent florissantes ? En tirera-t-on les leçons un jour?
